Être ou ne pas être un être numérique
Le fait de détenir des données concernant des personnes n’est pas anodin. Ce n’est pas un hasard si les données personnelles se vendent et sont tant recherchées. Le détenteur de telles informations a la capacité d’influencer le comportement d’une personne. Sous couvert de vouloir améliorer ses services en offrant une expérience personnalisée propre à chaque client, des entreprises collectent les données auprès de leur clientèle, alors que le client lui-même ne sait pas très bien ce qu’il en retire de manière tangible.
On constate dans les faits l’existence de deux camps que tout oppose. Il y a en premier les tenants de la doxa actuelle pour qui les données personnelles sont le pétrole du XXIe siècle. Elles sont une ressource économique comme une autre. Et face à cette vision, il y a ceux qui pensent que les données personnelles font partie intégrante de l’individu. Elles ne peuvent donc pas être considérées comme de simples ressources marchandes. Les explications de l’administration fédérale helvétique sur les données sensibles montrent combien les autorités de protection des données sont tiraillées entre ces deux camps. Elles sont chargées d’appliquer des lois sur la protection des données qui assurent une défense minimale des droits tout en niant l’individualité numérique. Pourtant les mêmes autorités reconnaissent la dimension fondamentalement humaine de la donnée personnelle.
Ces positions sont irréconciliables. C’est ce débat, sous-jacent au début du XXIe siècle, qu’il convient de faire émerger dans l’opinion publique. Ceux qui voient dans l’immense masse de données personnelles des opportunités économiques seront à terme probablement une minorité. En comprenant les enjeux des données qui les concernent, les individus réaliseront que ces informations sont trop importantes pour pouvoir être cédées sans garantie de leur sécurité, voire une forme de rémunération.
La notion d’existence numérique se développe peu à peu. Finn Brunton postule que les données que nous générons sans le savoir créent autour de nous des doubles fantomatiques qui racontent tout de notre vie. Nous avons ainsi ajouté à la liste de ce qui hante traditionnellement les humains (souvenirs, regrets, tâches inachevées, vies qu’on aurait pu connaitre) une nouvelle catégorie : une population entière de « doppelgängers » pour chacun de nous – certains d’entre eux se renforçant, nous remplaçant et agissant en notre nom. De même, l’Association francophone des autorités de protection des données personnelles a publié le 18 octobre 2018 une résolution sur la propriété sur les données personnelles dans laquelle on peut notamment lire que les données à caractère personnel sont des éléments constitutifs de la personne humaine, qui dispose, dès lors, de droits inaliénables sur celles-ci. Cela revient à dire que les individus ont une existence numérique. Celle-ci s’exprime à travers l’existence de ces données comparables à des doubles numériques. Elles représentent des copies infinies de l’individu à des moments différents de sa vie. On pourrait comparer cela à des photographies à chaque instant de tous les individus. Mais c’est une véritable mise à nu de l’individu qui est réalisée. Cette mise à nu est tellement intime qu’il est impossible pour chacun d’entre nous d’en imaginer l’étendue, ni la profondeur. Notre existence numérique est vertigineuse et puissante. Elle ne peut être maintenue en servitude.
Extrait de « Notre si précieuse intégrité numérique » par Alexis Roussel et Grégoire Barbey